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En quittant Vals à vélo, il suffit de retourner à Teilhet et de remonter le cours de l’Hers qui sinue gentiment entre des collines boisées, en longeant ici ou là fermes et hameaux, pour arriver à Mirepoix, construite de l’autre côté d’un vieux pont qui enjambe la rivière. Ah Mirepoix ! L’une des petites merveilles de l’Ariège ! Sur la place centrale bâtie en carré, les maisons à colombages reposent sur des galeries surnommées « les couverts ». Leurs piliers en bois renforcés par des étançons soutiennent de grosses poutres transversales qui supportent des chevrons en chêne ouvragés. Certains arborent à leur extrémité des alignements de têtes habilement sculptées affichant des rictus obscènes voire franchement sardoniques. Les plus remarquables se trouvent sur la maison de Justice du Seigneur qui devint plus tard, en 1500, Maison des Consuls. Peut-être étaient-elles destinées à amadouer le diable, tellement redouté à l’époque ou, qui sait, à narguer les maîtres des lieux dont les aïeux venus du nord, s’étaient arrogés par la force ce gros bourg occitan ?

La première fois que j’ai débarqué à bicyclette dans cette cité médiévale, je me suis aussitôt demandé comment elle avait pu être aussi bien conservée. J’en eus naturellement l’explication en consultant les livres d’histoire. Ainsi, j’appris qu’avant le 13ème siècle, la ville, qui dépendait d’un seigneur local, était situé de l’autre côté du vieux pont, sur la rive droite de l’Hers, au pied du château primitif dont il subsiste une entrée et quelques pans de murailles. Submergée totalement par une inondation elle a été entièrement reconstruite en zone non inondable, sur la rive gauche. Haut lieu du catharisme, Mirepoix accueillit, en 1206, un grand concile composé de six cents parfaits - nom donné aux diacres de cette passionnante hérésie venue d’orient - que le peuple surnommait les « bonshommes » ou les « bonnesfemmes » en raison de leur vie ascétique et de leur conduite exemplaire, ce qui, à l’époque, était loin d’être le cas du clergé catholique. Suivant en cela ses sujets, la noblesse occitane fut très vite séduite par ces religieux qui croyaient à la métempsychose et affirmaient que Dieu étant irréprochable n’avait pu imposer aux hommes l’alternative cruelle d’avoir à choisir entre le bien et le mal. Inquiet de l’ampleur que prenait cette dissidence chrétienne, le pape Innocent III, en 1208, envoya Pierre de Castelnau, abbé de Fontfroide auprès de Raymond VI, comte de Toulouse, pour tenter de le convaincre de prendre la tête d’une expédition contre les hérétiques. Celui-ci refusa catégoriquement de combattre ses propres feudataires ou sujets. Le légat furieux, l’accusant de duplicité, l’excommunia. Le comte ne s’en laissa pas conter. Sur le chemin du retour, le légat tomba dans une embuscade et périt avec toute son escorte. Alors Badaboum ! Le Saint-Père prêcha aussi sec une croisade contre Raymond VI, ses vassaux et ses peuples. « Confisquez les biens des comtes, des barons et des citoyens qui ne voudraient pas éliminer l’hérésie de leurs terres ou qui oseraient l’entretenir. Ne tardez pas à rattacher leur pays tout entier au domaine royal » suggéra-t-il au roi de France. Le sourcilleux Philippe Auguste, n’aimant pas les avis qui ressemblaient un peu trop à des ordres, fussent-ils émis par une bulle pontificale, fit savoir à l’évêque de Rome qu’il désapprouvait son intervention dans une affaire intérieure à son royaume, mais ne s’opposa pas à la mobilisation des seigneurs d’île de France ou des autres provinces, leur faisant seulement promettre de ne pas s’en prendre directement à son ami Raymond-Roger, comte de Foix, qui avait guerroyé avec lui en Terre sainte. Caparaçonnés dans leurs armures, les chevaliers galopèrent en compagnie du légat du Pape Arnaud Amalric en direction du Sud-ouest, suivis par des hordes braillardes de mercenaires et de routiers avides de butin. C’était la première fois, à vrai dire, qu’une croisade était prêchée en terre chrétienne. Elle se révélera plus impitoyable que toutes les précédentes lancées contre les musulmans sur l’autre rive de la Méditerranée. Elle va très vite aboutir à une lutte inexpiable entre la société féodale et brutale du Nord contre celle plus policée et plus urbaine, du Midi. Le 22 juillet 1209, le sac de Béziers, dont l’histoire retiendra cette phrase célèbre, bien que peut-être apocryphe, du légat : « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens » en marqua le début. Après la chute de Carcassonne, la plupart des grands seigneurs du nord de la France regagnèrent leur fief et Simon de Montfort, un châtelain peu connu des Yvelines, fut alors nommé chef de la croisade par Arnaud Amalric. En 1218, au cours d’une révolte des Toulousains qui refusaient son joug, une énorme pierre projetée d’une machine de jet actionnée par des femmes lui fit exploser le crâne. Hélas, sa mort n’arrêtera pas tortures et bûchers. Pendant plus de deux décennies, le midi va subir la lourde férule de l’Église, provoquant par réaction en 1242, le massacre nocturne d’une poignée d’inquisiteur dans le bourg d’Avignonet près de Castelnaudary, par des seigneurs cathares faidits réfugiés avec leur chef, le seigneur de Mirepoix précisément, dans la forteresse de Montségur. Désireux d’arrêter cette guerre fratricide interminable, le jeune Saint-Louis qui avait suspendu les opérations militaires, se trouva dans l’obligation de réagir. Il fit assiéger le repaire des rebelles qui résista pendant presque un an. Le 2 mars 1244, Pierre Roger de Mirepoix négocia les termes de la reddition. Peut-être sur les conseils du jeune roi de France, le sénéchal Hugues des Arcis, qui dirigeait le siège, se montra particulièrement magnanime avec les vaincus. Il accorda l’amnistie aux membres du commando qui avait assassiné les inquisiteurs et laissa le choix aux adeptes cathares d’abjurer et d’avoir la vie sauve ou de subir les châtiments réservés aux renégats. Deux cent vingt Parfaits refusèrent de se parjurer et furent brûlés vifs. Ce bûcher géant portera un coup fatal à l’hérésie et à la noblesse occitane, à l’exception du seigneur de Foix qui perdit quelques places fortes mais pas son comté. À l’instar du comte de Lévis, ex-lieutenant de Simon de Montfort, qui hérita des fiefs de Pierre Roger de Mirepoix, la plupart des seigneurs insoumis du sud seront dépossédés de tous leurs domaines au profit des barons du nord victorieux ou du royaume de France.

Un matin, après une courte halte à l’atmosphère le café préféré des ex hippys reconvertis dans l’agriculture biologique, j’attaquai à vélo la route menant à Montségur, cette citadelle du vertige, assoupie et oubliée depuis des siècles. C’est l’ORTF, en 1966, qui la révéla au grand public en diffusant deux épisodes sur les Cathares dans « La caméra explore le temps » émission culte d’André Castelot et Alain Decaux, réalisée par Stellio Lorenzi. Depuis lors, ce site haut perché totalement désert et battu par les vents que j’avais visité pour la première fois en 1965, attire chaque année un grand nombre de touristes.

Laissant derrière moi les faces démoniaques ornant les couverts de Mirepoix, je filai, bon train en direction de Laroque-d’Olmes, puis de Lavelanet. Cette cité du textile autrefois opulente fut frappée de plein fouet par la crise issue de la mondialisation. Aujourd’hui, avec ses filatures fermées, ses ruelles grises, et ses 26% de chômeurs, c’est une ville sinistrée. Les jeunes qui veulent s’en sortir émigrent vers Toulouse ou Bordeaux. Ceux que j’entrevoyais en pédalant semblaient macérer dans la mélancolie au pied de leurs HLM ou dans les vapeurs de vin aux comptoirs des bistrots. Je croisai aussi des vieux et des vieilles qui rasaient les murs gris en tenant en laisse des chiens tout aussi cabossés qu’eux par l’usure des ans. Après Lavelanet, la route, qui commence à grimper gentiment au milieu de pâtures parsemées de rouleaux de foin sec, était jalonnée de fermes d’élevage aux hangars sans attrait. Sur ma gauche défilaient les rondeurs sensuelles des monts d’Olmes. Je traversai le bourg de Villeneuve en coup de vent sans que mon regard ne fut happé par une construction attirante. À part quelques remarquables exceptions, comparées à celles de l’Aude ou de la Haute-Garonne voisines, les petites agglomérations ariégeoises et leurs maisons manquent singulièrement de style. Ces déficiences ne sont pas dues à l’absence d’imagination ou de goût des habitants, mais au fait que ce département, l’un des plus pauvres de France durant très longtemps, privilégiait par la force des choses l’utile à l’agréable.

Très vite, de part et d’autre de la départementale, les collines se rapprochèrent et après le village de Montferrier, la côte sinua entre des contreforts forestiers tavelés de clairières. Sur l’une d’elles, un troupeau de vaches repues, vautré dans les hautes herbes, me regarda passer d’un œil indifférent. De plus en plus rude, la côte m’obligea à un surcroît d’efforts. M'imaginant dans la peau du grand Fédérico Bahamontes, je passai en danseuse avec le vain espoir d'atteindre son aisance et cette présomption fut payée au prix fort. bientôt, au bord de l'anoxie, je me mis à ronfler comme un soufflet de forge. Soudain, au sortir d’un virage, tel un immense sein de femme dardé vers le ciel, une éminence rocheuse de forme conique jaillit au milieu de la route, droit devant moi. Elle était chapeautée d’un mamelon : le fort de Montségur, ou du moins ce qui en restait, quatre pans de mur, à peine visibles d’où je me trouvais. Je commençais à éprouver le sentiment de victoire du cycliste qui a atteint son but, quand je m’aperçus qu’il était impossible d’accéder directement au site. Par un tournant à angle droit, la départementale entreprit de contourner ce nichon géant et m’infligea la punition sévère d’un raidillon inattendu qui me scia littéralement les pattes. C’est en poussant des grognements rageurs, qu’après un bon kilomètre d’efforts, j’arrivai enfin au départ du sentier menant d’abord au mémorial du bûcher, puis aux ruines du château. Vu mon état de fatigue, je pensais ne plus avoir assez de ressort pour attaquer à vélo le chemin de terre menant à la première étape de la visite. Eh bien, non ! Par je ne sais quel inexplicable effet, mes jambes reprirent de la puissance. L’acide lactique, qui s’était accumulé dans les mollets et les cuisses, parut se dissiper et, hop ! Adelante ! Avanti ! Go ! Comme une fusée à son décollage, je m’arrachais lentement et n’eus même pas le temps de prendre de la vitesse que, déjà, j’arrivai devant le monument commémoratif. Il se dressait telle une pierre tombale et s’achevait par un cercle en relief à l’intérieur duquel avait été sculptée une croix hélicoïdale. Plus bas on avait aussi gravé une croix occitane et un texte qui rappelait que cette stèle avait été dressée par l’association du souvenir et des études cathares en 1960.

De Mirepoix à Montségur

j’étais seul, absolument seul par cette fin de matinée de printemps. Insidieusement le vent se leva et je l’entendis gémir sur les roches. En fermant les yeux, il m’était facile d’imaginer, dans les fumées âcres qui montaient des fagots, les parfaits et les parfaites cathares, mains liées derrière le dos, et regroupés autour de leur évêque Bertrand Marty qui les exhortait, pour vaincre leur peur, à invoquer avec lui un père céleste totalement sourd à leurs suppliques.

« lo nostre paire que es als cels,

sanctificatz sia lo teus nom,

avenga lo teus regnes

e sia faita la tua voluntatz sico el cel e la terra.

Parfois des bouffées tièdes de vent marin venaient titiller mon odorat et me laisser la désagréable impression de sentir des odeurs de chairs en train de rissoler. Peut-être n’étaient-ce que des « coustellous » préparés par le restaurant Coste plus bas dans le village, pour les fournées de touristes que déposeraient les cars sur le coup de midi ? Mais moi, entièrement happé par mon imagination, je voyais des Dominicains exaltés, lever haut leur croix en direction des suppliciés attaqués par les flammes, des sergents d’armes ivres et goguenards et d’autres, plus sobres, impressionnés par la bravoure de ces hérétiques qui avaient préféré la mort au reniement, le tout accompagné du mugissement lugubre du vent. Deux couples de visiteurs bavards me ramenèrent à la réalité et, furieux, je m’éclipsai sans daigner les saluer. Sachant que le chemin à un moment serait rude, je cadenassai mon vélo à une barrière, et repris d’un bon pas mon excursion à pied, pour disposer tout en haut de quelques minutes de solitude. Une fois atteint le sommet des murailles, quel spectacle que ces chamboulements telluriques des ères indomptées qui font penser à une mer en furie pétrifiée ! Quelle vision aussi que ces combes et ces vallées épargnées par les grands fracas hercyniens et où l’homme au fil des millénaires est venu se sédimenter. D’ici, les parfaits cathares devaient se sentir sur les terres de Dieu et poser sur leurs semblables le regard lucide des sages qu’ils étaient.

Le vent gémit, le vent pleure. Ma solitude qui ne durera pas est peuplée de revenants. Insensibles aux tumultes guerriers qui les entourent, ils psalmodient des oraisons imprégnées d’influences orientales. Végétariens et grands jeûneurs, ils ont, durant toute leur vie, cherché la perfection. C’est la fin. Le bûcher déjà est dressé tout en bas par des inquisiteurs obtus et vengeurs qui ont refusé toute confrontation théologique avec eux et n’ont qu’une idée en tête : les exterminer, les exterminer jusqu’au dernier, faire disparaître leur engeance. Le marin qui continue de souffler transporte jusqu'à moi des voix d’aujourd’hui, des voix de notre monde et une fois de plus, le charme se rompt. Je m’éclipse, dévale le chemin en n’accordant aucun regard à la colonne de visiteurs, bardés de caméras et d'appareils de photo, qui grimpe vers le chateau. Arrivé près de la stèle, je décroche mon vélo et file comme si j’avais le diable aux trousses, prend cette fois la direction de Fougax-et-Barrimeuf, passe devant le village de Monségur sans freiner. Les odeurs de coustellous grillés me donnent envie de vomir. Ce n’est qu’en traversant la vaste forêt de Belesta, toute imprégnée de fragrance, que ma poitrine enfin se dilate et laisse entrer en moi ses senteurs de résine, d’humus, de violette, de champignon et de bruyère. Non! L'Occitanie n'est pas morte avec cet infame bûcher. Elle est bien là ! Je la sens. Je la respire. Elle m'exalte. Viva!

De Mirepoix à Montségur
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