A l'occasion du référendum des Kurdes du Kurdistan Irakien, je me permets de rediffuser cet article publié en 2014. A mon avis cette initiative de Massoud Barzani - que j'ai connu adolescent - fils du grand Mollah Mustafa, est périlleuse car elle crée une crispation de la Turquie et de l'Iran qui risque d'avoir des conséquences imprévisibles. Et pourtant, comment ne pas saisir une opportunité quand depuis les traités honteux qui ont clôturé le premier conflit mondial, les Kurdes ont été niés en tant que peuple. Pourquoi pas un petit Kurdistan, dans l'attente du grand qui regrouperait tous ses ressortissants, séparés par d'inqualifiables frontières, et qui subissent de la part du Tyran Erdogan et de la République Islamique d'Iran une répression dont personne ne parle ou si peu. Il faut qu'un jeune journaliste français, s'étant rendu en cachette dans les zones contrôlées par les Kurdes de Syrie, soit incarcéré pendant 50 jours dans les geôles du régime turc, pour que la presse française s'éveille soudain et réclame, non pas la justice pour les Kurdes, mais la libération de son séquestré promu soudain héros national. Les vrais héros mes amis, ce sont les peshmergas qui se battent depuis bientôt un siècle pour réparer l'injustice dont ils ont été les victimes. Tantôt en Iran, tantôt en Turquie - Mustafa Kémal en avait fait déporter 700 mille vers la mer noire - tantôt en Syrie ou en Irak, le peuple Kurde régulièrement s'est soulevé contre ses oppresseurs. La Coalition aujourd'hui lui doit une fière chandelle. Sans ses combattantes et combattants, sans leur détermination farouche, les fiefs islamiques résisteraient encore car à la différence des fous d'Allah qui rêvent d'un hypothétique paradis peuplé de vierges, les guerriers Kurdes, eux, sont prêts à mourrir pour que leurs enfants puissent avoir le droit de vivre sur la terre de leurs ancêtres, dans un pays reconnu, comme tous les autres peuples.
Biji Kurdistan !
« Qu’as-tu fait cette année pour les Kurdes ? » me demandait régulièrement dans les années 70 Abdul Rahman Ghassemlou, leader du parti démocratique du Kurdistan d’Iran, qui s’était réfugié en France pour échapper à la police secrète du shah. Il occupait alors la fonction de répétiteur de kurde aux langues O. Il est vrai que cet intellectuel était habitué à regarder à la télé ou à lire dans la Croix, voire le Monde, au moins 1 ou 2 reportages par an portant ma signature. Mon engouement pour ce peuple, alors quasiment inconnu en France, remontait au début des années 60. Nous l’avions vaguement approché au cours d’un voyage en Irak où Mustapha Barzani, l’un de leurs leaders, combattait le régime de Bagdad. Une incursion dans les zones en effervescence près de Mossoul, nous avait valu, à José (la mère de mes enfants) et à moi d’être escortés par une automitrailleuse irakienne jusqu’à la frontière. Imaginez un peu le spectacle ? Notre vieille 2 CV pétaradant dans le désert avec derrière elle le canon hostile d’un engin de guerre, il y avait vraiment de quoi se marrer. Le chef de la douane syrienne qui nous accueillit ne s’en priva pas et pour nous remercier de l’avoir tant fait rire nous invita chez lui où son épouse nous prépara de délicieux kébabs et un houmous parfumé au sésame qui, rien que d’y penser, me met encore l’eau à la bouche.
- Ces Irakiens sont de vrais cons, nous affirma le chef des gabelous après quelques verres d’un délicieux arak légèrement aromatisé à l’encens.
Ainsi constatâmes-nous que les cons fleurissaient aussi dans le monde arabe et c’était rassurant, maintenant que nous étions en sûreté, d’apprendre d’un Syrien facétieux et hospitalier qu’ils étaient avant tout Irakiens. Nous avions entendu l’inverse peu de jours auparavant de la bouche d’un avenant bagdadi, haut fonctionnaire, qui nous avait chaleureusement hébergé dans sa somptueuse villa au bord du Tigre. Moralité : on est toujours le con de quelqu’un.
Avec notre 2 CV nous avions ensuite tenté par la Turquie de retourner en Irak, dans les zones contrôlées par Mustapha Barzani, le père de l’actuel Massoud que j’ai connu adolescent. Hélas les routes étaient pourries et à la fin ce n’était plus que des pistes muletières impraticables en voiture, fut-ce avec la moins sophistiquée des Citroën. Et finalement ce sont des mules kurdes qui tractèrent notre véhicule jusqu’à la bourgade frontalière de Uludéré. Là, l’officier turc de la garnison nous fit aimablement comprendre que nous n’irions pas plus loin et après nous avoir invités à un savoureux diner en compagnie du médecin local, lequel nous hébergea pour la nuit dans son dispensaire, il nous désigna une route qui descendait vers la ville de Siirt en nous affirmant que c’était la seule voix carrossable. Cette fois son ton ferme nous fit clairement comprendre qu’il était inutile d’insister. Telle fut notre tout premier contact avec les Kurdes. L’année suivante en passant par l’Iran je pus, avec l’aide des services secrets du shah, (la Savak) enchantés que les Kurdes missent la pâtée aux troupes de Bagdad, franchir clandestinement la frontière et rencontrer le grand Barzani. J’assistais alors à d’héroïques et mémorables combats comme la bataille de Rawanduz où les peshmergas mirent en pièce la meilleure division de l’armée irakienne.
Après avoir été en 1946 le ministre de la Défense de l’éphémère république kurde de Mahābād (en Iran) soutenue par les Soviétiques et écrasée par l’armée iranienne en 1947, grâce à l’appui des Anglo-Saxons, Barzani avait connu 11 années d’exil en Russie. Les Iraniens qui l’avaient combattu quand il officiait sur un territoire qu’ils estimaient être le leur, le soutenaient en 1965 quand il opérait chez le voisin arabe devenu vaguement prosoviétique. Vous me suivez ? Hé oui, c’est complexe la destinée d’un peuple oublié des traités qui se trouve à cheval sur 4 frontières.
Depuis notre raid en 2CV de 1964 et notre impossible rencontre avec la guérilla kurde, je m’infiltrais donc régulièrement dans les zones qu’elle contrôlait et s’il m’arrivait de ne pas l’avoir fait, Ghassemlou me rappelait à mes devoirs.
Quant à leur tour, à l’avènement de Khomeiny en 1979, les Kurdes d’Iran se soulevèrent à nouveau, ce cher Ghassemlou rentra au pays, à Mahābād, et en tant que secrétaire général du Parti Démocratique Kurde d’Iran prit la tête de la rébellion. Naturellement je me devais d’aller lui rendre visite, mais cette fois, et les fois suivantes d’ailleurs, pour passer clandestinement en Iran, je dus avoir recours aux services secrets de Saddam Hussein qui m’introduisaient secrètement en territoire iranien par le même village, oui, je dis bien, par le même village, que me faisait emprunter la terrible Savak pour que je puisse rallier le QG de Barzani. Ne croyez pas un seul instant que j’entretenais des liens amicaux avec les individus chargés des basses œuvres de ces deux pays. Non ! Ces filières, ce sont les Kurdes eux-mêmes qui me les communiquaient, ayant l’obligation, pour survivre, de créer de passagères alliances avec les forces obscures. Ma fonction de passe-muraille dura jusqu'à l’assassinat de Ghassemlou qui s’était rendu secrètement à Vienne pour y rencontrer des émissaires iraniens chargés d’entamer avec lui des pourparlers de paix. Le chef kurde ne fit pas de concession sur l’essentiel. Pour lui, cette paix passait par l’autonomie du Kurdistan. Les négociateurs venus de Téhéran s’écartèrent alors pour laisser agir les assassins, lesquels équipés de silencieux abattirent la délégation intraitable.
Depuis, j’ai le Kurdistan au cœur, et la nostalgie de ces insolites rencontres qui m’ont fait découvrir des paysages exceptionnels et des hommes qui le sont tout autant. Dans ces contrées dominées par l’islam, le seul lieu où les femmes sont libres, c’est le Kurdistan et d’avoir été l’un des premiers à m’intéresser de près à son peuple, si vaillant contre Daech, me prouve aujourd’hui que j’étais bien inspiré. J’ai parfois le sentiment que si Ghassemlou vivait encore, il me dirait comme jadis : « qu’as-tu fait cette année pour les Kurdes » ? Honteux, je lui répondrais : « pas grand chose ». Cependant, ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui les Kurdes n’ont plus besoin de reporters médiateurs pour faire entendre leur voix. Avec acharnement, ils ont su percer le mur de silence qui les étouffait. Une autre fois, je vous reparlerai de l’Emir Bedir Khan l’un des plus grands militants kurdes du vingtième siècle. Vivaaa !