Plus la communication s'accroit, plus la culture recule. Le progrès nous apporte beaucoup de facilité mais à quel prix.
La grande régression.
J’ai grandi dans un monde qui n’avait pas d’écran
Où, pour téléphoner, on allait à la poste.
Les livres n’avaient alors aucun vrai concurrent
Même pas la radio qui sortait d’un vieux poste
Et que l’on écoutait à l’heure du souper.
Mais que peut-on donc faire quand il n’y a pas d’image,
De portable, d’Internet pour pouvoir s’occuper ?
Eh bien oui nous lisions, dès notre plus jeune âge !
On commençait par les Pieds Nickelés ou Bibi Fricotin
Les filles par Bécassine, une fausse niaise très maligne
Puis vinrent les journaux de Spirou ou Tintin
Qui étaient tous les deux d’excellents magazines.
Précurseur de Lucky Luke, Red Rider, le rouquin,
Incarna le cow-boy de l’Ouest américain.
Il nous arriva après la Libération
Et comme les G I’s capta notre attention.
Derrière lui débarqua le magicien Mandrake
Avec sa fine moustache et son haut-de-forme,
Puis Popeye le marin qui, pour se mettre forme,
Mangeait des épinards et passait à l’attaque.
Ces BD exotiques venues du nouveau monde
Etaient très vite lues et bien trop lacunaires.
Nos cerveaux avaient soif d’histoires plus profondes
Qui ne peuvent tenir dans quelques phylactères.
L’école nous initiait aux œuvres souveraines,
Aux grands romans classiques, aux pièces de Molière
On apprenait par cœur les fables de La Fontaine,
Les poèmes d’Hugo ou ceux de Verhaeren.
Et le maître, à l’écoute de notre diction,
En nous reprenant tous pour que nous respections
Diphtongues ou labiales nous a certes incités
A bien dire un beau texte, pas à le réciter.
Les livres abondaient en classe, à la maison
C’étaient des collections au format des cahiers
Qui étaient éditées sur du mauvais papier
Mais qui coûtant peu cher se vendaient à foison.
Ainsi pouvions-nous lire les auteurs les plus grands.
Ils peuplaient de héros nos turbulentes têtes
Nous détestions Javert, admirions Jean Valjean
Et chez les Thénardier, pleurions avec Cosette.
D’Edmond Dantès nous avons partagé le sort
Et de l’abbé Faria on se souvient encore.
On le voit dans une geôle au moment de sa mort
Révéler au héros l’emplacement du trésor.
Nous avons incarné dans notre petite enfance
D’Artagnan ou Porthos selon la corpulence.
Dans nos jeunes cerveaux curieux et très avides
Alexandre Dumas a comblé de grands vides
Le Horla nous fit peur et soit dit en passant
Il me fait peur encore ce texte de Maupassant.
N’oublions pas Flaubert qui résiste malgré l’âge
Avec son « Mégara un faubourg de Carthage »
Balzac et Stendhal ont envahi nos cerveaux
Rastignac et Sorel s’y sentent encore très bien
Mais le privilégié est Fabrice Deldongo
Qui fait de l’ombre à Lantier le mécanicien.
Eh oui, Zola est là présent mais très discret
Qui nous rappelle « La faute de l’abbé Mouret »
Qu’on dévorait caché comme un fruit défendu
Et qu’aujourd’hui, hélas, on ne lit même plus.
Il est vrai que de nos jours les écrans sont rois
Même les téléphones en ont un, c’est peu dire !
Grâce à eux on peut tout faire, parler, lire, écrire
Mais ils sont aussi une infrangible paroi
Pour les quêtes profondes, les grandes rêveries.
On a tout sur l’instant, il suffit de cliquer.
A quoi bon s’imposer des efforts compliqués
Ils nous ont donné ça, mais, bon dieu, à quel prix !
Jean Bertolino