Un retour sur l’enfance.
Trois jours au paradis.
( après la pub intruse)
Dans le courant d’une onde pure…
Elle s’appelait Lucile et elle luit toujours
Dans ma vieille mémoire qui parfois me joue des tours
Greffant sur mon enfance des non-sens manifestes
Comme on en trouve dans les anciens palimpsestes
Qui révèlent à l’usure des textes antérieurs
A ceux qui occupent la couche supérieure.
Malgré ces confusions Lucile reste présente
Et passe de temps en temps comme une étoile filante.
J’avais douze ans à peine quand je l’ai rencontrée
Au cours d’une fugue faite sur un coup de colère
Déclenchée par une rixe entre mon père et ma mère.
Ces disputes m’ont permis d’explorer ma contrée
Dès que leur ton montait une panique étrange
Me poussait à m’enfuir très loin de la maison
A gravir de hauts cols, foncer dans des vallons
Et à dormir le soir dans le foin d’une grange.
Au début, mes parents alertaient les gendarmes
Mais ma mère avait beau laisser couler ses larmes
Les pandores n’allaient pas arpenter la Savoie
Pour un gosse qui avait fui des éclats de voix.
Ils se doutaient bien que ces fugues périodiques
Avaient pour origine des tensions domestiques.
Et c’est vrai qu’un grand sentiment de liberté
Pendant que je pédalais venait m’exalter.
Ce soir là, je fis halte sur un chemin étroit.
Près d’un hameau perdu au cœur des frondaisons.
A deux pas d’un torrent appelé « le gelon »
Une maison discrète ne montrait que son toit.
Cette demeure qui était celle du garde champêtre
Paraissait se cacher, à l’instar de son maître.
C’est en passant près d’elle que j’aperçus sa fille
Et ses yeux de jade aux malicieuses pupilles.
Je rosis d’émotion, étant plutôt timide,
Et allais la croiser sans oser lui sourire.
« Tu vas voir le Gelon » ? demanda-t-elle, candide,
J’acquiesçai et elle m’accompagna sans rien dire.
On l’entendit clapoter avant de le voir.
Joueuses, les truites filaient comme des flèches d’argent
Dans ses eaux où miroitaient les feux du couchant
Sous une chorale de merles qui saluait le soir.
Nous nous sommes assis dans les herbes humides
Fascinés par le chatoiement des eaux limpides
Le zézaiement aigu d’une abeille à la traine
Qui regagnait sa ruche surchargée de pollen.
Des fragrances acides emplissaient nos narines
Elle me prit la main et la serra doucement
Les merles roucoulaient maintenant en sourdine
Et tous deux restions muets d’émerveillement.
Une remise se trouvait pas loin de la rivière
J’y cachai mon vélo, grimpai sous la charpente
Où un tas de foin me servirait de litière
« Je reviens » dit Lucile d’une voix rassurante.
J’en doutais en voyant poindre l’étoile du berger
Ses parents ne la laisseraient pas ressortir
Et, après le souper, l’enverraient se coucher.
J’ai pensé qu’elle n’oserait pas désobéir.
Les montagnes au loin étaient devenues sombres
Avec sur leurs crêtes des dentelles de neige rose
La faim me tenaillait quand j’aperçus son ombre
Qui courait vers la grange en tenant quelque chose
C’était une musette qu’elle posa dans mes mains
Dès qu’elle eut gravi l’échelle qui menait vers moi.
Une odeur de pomme mûre, de tome et de gros pain
Fit couler sur mes joues deux grosses larmes d’émoi.
Par la fenêtre de sa chambre, après le diner,
Elle avait fait le mur avec ces provendes
Qui m’étant si généreusement destinées
Ont été absorbées avec une faim gourmande.
Puis les grillons nous bercèrent de stridulations
Qu’un hibou ponctuait de ses hululements.
La grange nous offrait un pan de firmament
Et nos yeux se perdirent dans les constellations
Deux étoiles soudain semblèrent les agrafer
C’était Aldébaran et bien sûr Bételgeuse
Est-ce grâce à leur nom de magicien ou de fée
Qu’on ressentit cette attraction mystérieuse ?
Je ne l’entendis pas quand elle quitta les lieux
Mon esprit s’était évaporé dans les cieux
Mais dans la nuit, plus tard, je fus sur le qui vive,
Un rat cherchant pitance courait sur les solives.
Sur le chemin de l’école assez tôt le matin
Avec un petit déjeuner Lucile revint–
Un cruchon de lait et deux grosses tartines–
« Ce soir, près du Gelon » lâcha-t-elle en sourdine..
Ce grand amour d’enfant ne dura que trois jours,
Trois jours de pur bonheur, d’instants inoubliables.
Le jeudi, pas d’école et donc pas de cartable
Elle sortit son vélo et nous fîmes un grand tour
Par des chemins grimpant entre les pâturages.
On atteignit un bois tout bruissant de ramages
Et juste après cette cacophonie brouillonne,
Nos yeux furent happés par la Chaîne de Belledonne.
Elle était encore loin mais elle nous parut proche
Comme si les distances avaient été abolies.
Des torrents dévalent ses plissures de roches
Lacérés de crevasses, jalonnés d’éboulis.
Même si nous ignorions encore les plissements
Qui avait généré ces chaos fantastiques,
On ressentait en nous cette force tellurique
Qui avait chamboulé ce sol si violemment.
Trois jours vite passés, pourtant indélébiles
Trois jours rien qu’à nous d’imprédictible bonheur.
Le garde champêtre ignora que sa douce Lucile
Avait partagé les errances d’un fugueur.
Cet amour pur d’enfants qui ignoraient l’envie
Ponctué chaque soir par un baiser sonore
Ne s’est pas dissipé, peut apparaître encore
Quand je reviens en rêve aux sources de ma vie.
Des larmes ont fait scintiller ses beaux yeux de jade
Quand je l’ai laissée pour rentrer à la maison
D’où ma mère exerçait une puissante attraction
Qui m’arracha à cette merveilleuse escapade.
Jamais je ne la revis, mais en cet instant
Dans l’eau d’une rivière où folâtrent des truites
Le visage émerveillé de deux jeunes enfants
Frémit comme un frisson et disparaît trop vite.
JB