Bon, moi, le 9 mai me fait beaucoup réfléchir. Tous ces millions de morts, toutes ces barbaries, me troublent profondément. Que d'endoctrinements criminogènes. Que de monstruosités absolues, que de suivismes aveugles. Que d'héroïsmes aussi, dans un camp comme dans l'autre. Mais, surtout, que de haine ! J'ai vu deux magnifiques documentaires, hier à la télé : Apocalypse et Stalingrad. Que tout un peuple ait pu adhérer aux délires mégalomaniaques d'un homme entouré d'une coterie de corrompus, de psychopathes, de pervers, me surprend toujours. Ayant dans mon enfance subi l'occupation nazie et sa lourde férule, j’ai encore en mémoire les exécutions sommaires, et les arrestations brutales de la gestapo. Pourtant, parmi ces reîtres fanatisés qui faisaient chez nous régner la terreur, j’ai eu aussi la chance de rencontrer quelques individus qui, échappant à la règle, avaient su ne pas renier les valeurs des grands penseurs allemands du 19ème siècle aux oeuvres consumées dans les flammes des autodafés nazis.
Je me souviens d'un Allemand, blond comme un champ de colza en fleurs. Il venait presque chaque jour se confier à ma mère qui tenait dans notre faubourg une gérance alimentaire de l'Étoile des Alpes. Je revois Thérèse derrière son comptoir l'écouter sans dire un mot, comme dans le silence de la mer. Mon père servait alors dans le bataillon FTPF de Maurienne qui menait la vie dure aux Allemands. Le soldat repartait après un long monologue en lançant un « au revoir madame » et en me caressant la joue. Un jour il est arrivé avec un air plus triste que d'habitude et m'a tendu un album.
- Tiens, Jeannot, c'est ma collection de timbres. Prends en soin. Puis il s'est approché de ma mère et, d’une voix troublée par des sanglots mal refoulés, lui a dit :
- Madame, je viens vous saluer pour la dernière fois. Demain, je pars pour le front russe.
Et, alors j'ai vu ma mère, membre clandestine du parti communiste et secrétaire de l'Union des Femmes Française du quartier, tendre lentement sa main vers le pâle visage du jeune homme et lui caresser la joue en murmurant « mon pauvre petit ».
Elle savait ce qui l’attendait. La carte de Stalingrad était cachée derrière des manteaux accrochés à une patère de l'arrière-boutique et chaque soir, pendant le couvre-feu, à la lueur d'une lampe à pétrole, avec les copines de sa cellule, elle déplaçait les aiguilles à tête rouge des positions soviétiques autour des aiguilles à tête noire de la division de Von Paulus encerclée de toutes parts.
Après la guerre, mon père, incorporé dans le 13ème bataillon de chasseur alpin, fut envoyé avec son unité en occupation dans le Tyrol autrichien. Durant une permission, il revint avec les bras chargés de cadeaux dont une mitraillette en bois pour moi. D’emblée, lui qui avait appris des rudiments d’allemand à Innsbruck, sympathisa avec le prisonnier de guerre employé à balayer la rue de notre faubourg. Chaque matin, il l’invitait à prendre un canon dans notre boutique. Avec mon arme de pacotille, en le voyant entrer, je le rafalais en poussant des tac ! tac ! tac ! vengeurs. Et je l’entendis exprimer dans un accent à couper au couteau sa désapprobation.
- Marius, tu ne crois pas qu’on ferait mieux maintenant de leur offrir des ballons ou des stylos, à nos gosses. On n’a assez fait de conneries, comme ça!
Mon père penaud lui rétorqua : « T’as raison Hans, t’as raison ! » Et, à ma grande fureur, il brisa mon arme de guerre.