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Une drôle de Citrrron !

Et revoici la Syrie, cette Syrie d’alors qui après trois années d’union avec l’Egypte ( République Arabe Unie ) sous la présidence de Nasser suivie d’une orageuse rupture, avait traversé une période troublée, ponctuée de putsch militaires. Sous la houlette du nouvel homme fort, le général Amin al-Hafez et de son premier ministre Salah el-Bitar, le régime, tout en se rapprochant du bloc soviétique, venait de déclencher une vague de réformes sociales plutôt bien accueillies.

Issu du Baath, un parti nationaliste et laïc d’inspiration socialiste, fondé par le chrétien Michel Aflak en 1947, ces deux hommes surent acquérir la confiance du peuple pourtant méfiant à l’encontre de la caste militaro-politique qui l’avait déjà tant de fois déçu et qui lui réservait encore une bien mauvaise surprise. Hafez al Assad, le père de Bachar, alors chef d’état major de l’armée de l’air, œuvrait déjà dans l’ombre, mais n’était pas encore prêt à faire son propre coup d’Etat - enfin propre c’est une manière de parler…

C’est donc une population chaleureuse et paisible que nous découvrîmes dans l’une des plus vieilles cités du monde, peut-être la plus vieille, habitée depuis au bas mot dix mille ans : Damas !

Gageure que de tenter traduire notre émerveillement devant les vestiges de toutes les civilisations ayant jadis imprégné cette cité au cœur de laquelle trône la grande mosquée Omeyyade à colonnades. Elle cache dans ses ruelles de vieilles demeures à encorbellements et moucharabiehs, des patios aux chantantes fontaines, et d’imprévisibles jardins. Son souk évoquait mille cavernes d’Ali Baba d’où s’échappaient des arômes qui aiguisaient l’appétit. On contemplait, on écoutait, on humait, on dégustait et je ne me risquerai pas à traduire toutes ces émotions que trop de superlatifs affadiraient forcément. Comment voulez-vous que mon cœur ne se brise pas quand je vois aujourd’hui le mal que les djihadistes infligent à ce pays ? Trésors archéologiques et architecturaux saccagés et pillés, la cité d’Alep, classée au patrimoine mondial de l'Unesco en 1986, totalement détruite, des villages chrétiens anéantis, des populations civiles martyrisées, des massacres à n’en plus finir. La Syrie que nous découvrions pour la première fois s’est imprimée si fortement en nous qu’on est saisi d’une fureur, hélas impuissante, devant les irréparables outrages que lui infligent actuellement les tueurs de Daech ou d’al Nostra.

J’ai encore en mémoire une soirée au club des officiers, ou nous fumes invités par un commandant en civil quand, arrêtant notre 2CV à sa hauteur, nous lui avions demandé l’adresse d’un hôtel à la portée de notre modeste bourse.

Toutes ces tablées d’hommes en uniforme qui conversaient sous des pergolas ombragées ne nous inspiraient pas confiance. Nous les imaginions en train d’échafauder des stratégies guerrières et pensions nous être imprudemment fourvoyés dans l’antre de dangereux bellicistes. Grande fut notre surprise de voir un garçon en veste blanche nous servir un vin rosé de Latroun délicieusement frais ou des araks laiteux et déposer devant nous un plateau d’amuses gueules qui eut raison de nos réticences. Après nous avoir présenté ses collègues, qui tous parlaient un français parfait - une majorité était passée par l’école de guerre de Paris, les autres par l’académie militaire de Moscou - Basem, notre amphitryon, un grand brun à moustaches, nous demanda quel était notre poésie française préférée, une question si inattendue en ce lieu, qu’elle nous interloqua. Aussi, pour combler notre silence il entonna en fermant les yeux :

« C’était, dans la nuit brune,

Sur le clocher Jauni,

La lune

Comme un point sur un I. »

- Vous aimez Musset ? lui dis-je.

- Pas seulement. J’adore aussi Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, José Maria de Heredia…

Dans l’énumération exhaustive qu’il nous fit, ne figurait pourtant pas Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, ce qui nous incita à penser qu’il avait peut-être fréquenté dans son enfance une école privée chrétienne où ces poètes sulfureux, sans pour autant être à l’index, n’étaient pas en odeur de sainteté. J’aurais bien aimé en savoir un peu plus à ce sujet mais ses collègues emportés par l’élan poétique de cette conversation y allèrent chacun à leur tour de leurs déclamations. Le jeune et fringant capitaine Moussa, qui rentrait d’Union Soviétique récita du Maïakovski.

« Peut-être,

Enivrée de fumées et de combats,

La terre ne relèvera-t-elle jamais la tête ?

Peut-être »…

Quant à l’imposant colonel Yahia, aux cheveux drus et grisonnants qui arborait des bacchantes aussi touffues qu’un balais brosse ainsi qu’une légère pointe de bedon, il se révéla être un grand amateur de poésie arabe médiévale et nous fit découvrir de sa voix grave, légèrement voilée par la fumée des cigarettes, Ibn Khafâdja, le poète andalou.

Tout au creux du jardin, la main du vent d’est sème

Des perles de rosée et des drachmes de fleurs.

Les bulles sont joyaux aux tresses des rivières…

Jusqu’au crépuscule nous fûmes bercés par le souffle romantique de ces gradés apparemment plus portés sur les plaisirs hédonistes que sur les rigueurs martiales. La lumière se mua en or, un instant propice pour quelques quatrains du persan Hafez, pensa le commandant Basem :

Des amis, un flacon de vin, des loisirs, un livre,

Un coin parmi les fleurs…

Je n’échangerai pas cette joie

Pour un monde meilleur présent ou à venir…

Des guirlandes de petites lampes multicolores s’allumèrent sur les tonnelles. Le garçon en veste blanche avait fait pas mal d’allées et venues pour réapprovisionner notre table en boissons et mezzés. Des merles roucoulaient dans les ramures. L’air était devenu aussi clair et rose que le Latroun qui coulait dans nos verres. Une légère griserie nous laissait l’impression d’être assis sur des sièges flottants. En regagnant notre hôtel nous pensions que rares étaient les peuples dont les soldats se réclamaient des poètes. A dater de cette surprenante rencontre, la Syrie se créa dans nos pensées une place à part qu’elle occupe toujours.

Si les bellicistes se sont peu à peu emparés de ce pays c’est de l’autre côté de sa frontière qu’il faut en chercher l’une des raisons, dans la crainte que suscitait la proximité d’Israël. La guerre des six jours et la victoire écrasante de Tsahal qui occupera simultanément le Sinaï, la Cisjordanie et les hauteurs, jamais restituées, du Golan syrien ne fera que renforcer cette tendance que les Assad père et fils pousseront jusqu’à l’absolutisme.

Une drôle de Citrrron !
Une drôle de Citrrron !Une drôle de Citrrron !Une drôle de Citrrron !

Avec la Jordanie tout changea. On se rendit compte, très vite, que les militaires ici n’étaient pas du genre à taquiner la muse. Devant le palais royal du jeune roi Hussein, la relève de la garde se faisait à grand renfort d’ordres brefs et de claquement de talon, avec une raideur d’automate, qui rappelait celle des grenadiers de Buckingham Palace, sauf qu’ici, les coiffes des soldats n’étaient pas des bonnets en poil d’ours mais les keffieh à damiers rouges et les uniformes, des djellabas kakis ornées de buffleteries, de cartouchières et de pompons écarlates avec, à la taille, l’incontournable poignard damasquiné. Quand ils défilent, ces hommes n’ont rien à envier aux Royal Foot Guards de sa Gracieuse Majesté. Cornemuseurs en tête, ils avancent d’un pas cadencé d’une rare élégance, en effleurant le sol de leurs chaussures lustrées. Eh oui, les Anglais sont passés par là, en la personne imposante de sir John Bagot Club, détaché en 1930 de l’armée britannique auprès du roi Abdallah (L’arrière grand père du roi actuel doté du même prénom) avec la mission de former et d’accroitre la légion arabe de Transjordanie. Surnommé Glubb Pacha, cet officier, sorti major de sa promotion de l’Académie Royale Militaire de Woolwich, parvint à transformer les hordes de bédouins indociles du petit royaume hachémites en une troupe moderne et disciplinée qui, de l’avis de tous les experts, est aujourd’hui la meilleure armée arabe du Moyen-Orient. Ses officiers, ne nous réciteraient peut-être pas du Shakespeare, du Shelley du Keats ou du Byron s’ils nous invitaient dans leur club, mais seraient j’en suis sûr incollables sur les manuels des grands stratèges de l’histoire et, c’était clair, ça l’est toujours, ils savent se battre. Je les reverrai dans six ans, à Amman, lors du Septembre noir, infliger, sans le moindre état d’âme, une cruelle défaite aux palestiniens pourtant aguerris de l’OLP.

Dès notre entrée en Jordanie, conformément aux prédictions du garagiste de Beyrouth, la soudure de la durite avait lâché et notre 2CV, de nouveau, s’était mise à consommer presqu’autant d’huile que d’essence et à pointiller de gouttes visqueuses notre itinéraire. A Djerash, les alignements de colonnes, le théâtre, les rues pavées et le temple de la cité romaine en ruine, alors qu’on avait encore la Baalbek du Liban en tête, avait éveiller en nous une admiration pour ces Romains qui, si loin de leur base, reproduisaient presque partout les mêmes schémas urbains et latinisaient les élites des peuples conquis.

Amman, l’ancienne Philadelphia, qui s’étalait sur 7 collines - elle en occupe 19 aujourd’hui - était pour cette similitude surnommée la Rome du Moyen Orient. De Romain subsiste encore près de la citadelle les beaux restes d’un temple d’Hercule et dans la basse ville un théâtre imposant qui pouvait accueillir jusqu'à six mille spectateurs. Chez Jabri, le bon restaurant populaire de l’époque, nous avions dégusté d’excellents mezzés et des baklavas à la pistache qui, rien que d’y penser, me mettent encore l’eau à la bouche. En revanche nous ne trouvâmes aucun soudeur disposé à perdre son temps pour la durite d’un véhicule aussi peu attrayant que le nôtre qui leur paraissait daté du déluge.

- A Al Quds (Jérusalem) il y a des mécaniciens qui aiment les vieilles voitures françaises me dit l’un d’eux, en anglais.

- Mais elle n’est pas vieille ! protestai-je.

- C’est la première fois que j’en vois une comme ça. C’est pas une pidgeot, hein ?

- Non une Citroën.

Il releva d’un geste machinal un pan de son keffieh et plissa son nez qu’il avait proéminent.

-What begins to this Citrron to built a such banger? (Qu’est ce qui leur prend à « Citrrron » de sortir un tacot pareil !).

- C’est pas un tacot m’indignai-je, c’est une voiture rustique qui marche sans radiateur.

- En plus il lui manque une pièce, ricana-t-il en hochant la tête. Ne cherchez pas plus loin, votre voiture chauffe.

- Le refroidissement à air vous connaissez quand même !

Il eut une moue d’incompréhension.

- Moi, je ne connais que le refroidissement à eau. Allez à Al Qudz. Là-bas, dans la ville sainte, ils la répareront votre drôle de Citrrrron. Salam aleikoum.

Et de son doigt tendu, il nous indiqua la direction de Jérusalem…

Vous voici revenu en 2015. Ne me cherchez pas. Je suis déjà à Bagdad, la Bagdad de 1964. A très bientôt. Vivaaaaa !

Une drôle de Citrrron !Une drôle de Citrrron !Une drôle de Citrrron !
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